Deux mois. C’est le temps qu’il a fallu à Jordan Corsaro pour ouvrir un compte en banque pour son ASBL Enkivox, spécialisée dans le développement personnel. Au moment de la création de son association, début mars, son premier réflexe est de contacter sa banque : Argenta. Celle-ci est prête à répondre favorablement à sa demande mais lui suggère de se tourner vers d’autres institutions plus habituées à travailler avec les ASBL. « J’ai donc décidé d’aller voir ailleurs », se souvient Jordan Corsaro. Commence alors un parcours semé d’obstacles.
Il frappe à la porte d’agences des banques ING et CBC-KBC qui lui affirment ne plus ouvrir de compte aux ASBL. Sans en préciser les raisons. Quant à Keytrade Bank, Jordan Corsaro apprend qu’elle a arrêté ce service pour les associations depuis janvier 2022. Finalement, BNP Paribas Fortis accepte de lui ouvrir un compte. La procédure est lancée et Jordan Corsaro fournit une série de documents : les statuts de l’ASBL, la publication au moniteur, un plan financier, les certificats de bonne vie et mœurs des administrateurs et un extrait du registre UBO. La procédure est longue et des informations discordantes entre le siège et l’agence locale finissent par convaincre le fondateur de l’ASBL de tout interrompre.
Fin avril, après deux mois de recherches et de négociations, le compte est finalement ouvert au sein de la banque Belfius, « grâce à l’un des administrateurs de l’ASBL qui y est client depuis 40 ans », affirme Jordan Corsaro. Le fondateur de l’ASBL ne s’attendait pas à rencontrer autant de difficultés pour ouvrir « un compte payant » servant seulement à recevoir les cotisations des membres. « Je ne demande même pas de service gratuit », assure-t-il.
Le cas de Jordan Corsaro n’est pas isolé : depuis plusieurs mois d’autres ASBL ont fait part des mêmes difficultés. Dans le même registre, certaines ont dû faire face à une décision unilatérale de leur banque de fermer leur compte. La plupart des témoignages - largement relayés par la presse après l’alerte lancée par l’ASBL Associatif Financier en octobre dernier, qui a elle-même continué à en recueillir - visaient particulièrement la banque ING. Une situation dont a eu connaissance l’Unisoc, l’organisation d'employeurs du secteur à profit social en Belgique. « Il y a et il y a eu des cas de fermetures unilatérales de comptes bancaires d’ASBL, mais nous ne pouvons en revanche pas chiffrer ce phénomène », assure Mehmet Saygin, conseiller juridique.
Par ailleurs, la rupture unilatérale d’un contrat, par la banque ou le client, est légale. « On n’est pas obligé de poursuivre un contrat qui a une durée indéterminée », précise Audrey Despontin, avocate spécialiste en droit bancaire à Bruxelles.
Néanmoins, la difficulté d’ouvrir un compte ou sa fermeture par la banque reste un problème majeur pour les ASBL. En effet, non seulement l’ouverture d’un compte est une obligation pour toute association inscrite à la Banque Carrefour des Entreprises mais c’est surtout un passage obligé pour la gestion quotidienne (recevoir des subsides, encaisser les cotisations, payer le personnel...).
Le phénomène du de-risking
Audrey Despontin précise aussi que ce mouvement dénoncé par les associations porte un nom : le de-risking (l’atténuation des risques). Il s’agit de l’action des banques de restreindre ou cesser des relations commerciales avec des clients ou des catégories de clients pour éviter le risque, plutôt que de le gérer, peut-on lire sur le site du Conseil de l’Europe.
Que poussent les banques à une telle décision ? Les motivations peuvent être multiples allant du souci de rentabilité au souci de risque de réputation, précise le Conseil de l’Europe. Dans le cas qui nous intéresse, le phénomène est « principalement lié au fait que les banques ont des obligations en matière de lutte contre le blanchiment », estime l’avocate.
En effet, dans le cadre de la loi anti-blanchiment de 2017, les banques doivent répondre à une série d’obligations « assez lourdes », explique-t-elle. De fait, comme le souligne Febelfin, la fédération des institutions financières en Belgique, les banques doivent « non seulement connaître leurs clients avant d'ouvrir une relation, mais elles sont aussi tenues d'assurer un suivi permanent et une évaluation individuelle du risque qu’ils représentent ». Concrètement, les banques doivent identifier, vérifier, comprendre les bénéficiaires finaux et les transactions effectuées par le biais du compte.
Résultat : plutôt que de se soumettre à ces obligations, certaines préfèrent mettre un terme à une série de contrats. « Il y a des secteurs qui sont particulièrement visés comme les diamantaires à Anvers ou des ASBL liées à certains pays sensibles » notamment des dictatures, souligne l’avocate avant de constater que le nombre de secteurs touchés a augmenté ces dernières années. « Ce sont aussi tous les secteurs où on brasse beaucoup de liquide », continue-t-elle.
Une solution de facilité qui a été épinglée par la Banque Nationale de Belgique, déjà en février 2022. « Si les décisions de ne pas établir ou de mettre fin à une relation d'affaires, ou de ne pas effectuer une transaction, peuvent être conformes aux exigences de la loi anti-blanchiment, le de-risking de catégories entières de clients, sans tenir dûment compte des profils de risque des clients individuels, est un signe de gestion inefficace du risque de blanchiment et de financement du terrorisme et peut avoir un impact significatif », avait écrit la BNB dans une circulaire.
Une motivation commerciale
De son côté, Jordan Corsaro s’étonne du manque de justification et de transparence de la part des banques qui refusent l’accès aux ASBL. « Jamais on ne m’a vraiment expliqué pourquoi. D’où vient cette crainte d’ouvrir un compte à une association ? Pour moi, ce n’est pas justifié », explique-t-il.
Et de fait, pour Morgane Kubicki, coordinatrice communication au sein de Financité, une ASBL spécialisée dans la finance responsable et solidaire, les nouvelles obligations liées à la loi anti-blanchiment n’expliquent pas à elles seules l’attitude de certaines banques. Qui, dans certains cas, refusent les ASBL sans même avoir contrôlé leur dossier. Elle y voit également une motivation commerciale. Les ASBL « sont des clients qui ne paient beaucoup par mois, qui ne prennent pas beaucoup de services et qui ne vont pas souscrire à des produits financiers sur lesquels il y aura des commissions. Du coup, les banques se disent que cela demandera trop de travail par rapport à ce que cela rapportera », analyse-t-elle.
À noter : MonASBL.be a interpellé les grandes banques belges pour les faire réagir à ce sujet et publiera leurs réponses dans un prochain article.
De son côté, Febelfin assure également avoir « pris note » des plaintes de certaines associations. « Nous avons également déjà consulté diverses parties prenantes qui représentent les intérêts des ASBL. En tant que fédération, nous consultons et essayons donc de trouver des solutions aux problèmes existants », assure la fédération.
Veiller à être en ordre
Si le problème s’explique donc - en partie – par les obligations administratives incombant aux banques qui se répercutent ensuite sur les ASBL, « il nous revient aussi que certaines fermetures seraient dues à certains manquements administratifs dans le chef d’ASBL, donc il est d’autant plus important de bien veiller à être en ordre », explique Mehmet Saygin.
En effet, la loi anti-blanchiment oblige les banques à mettre fin à la relation d’affaires si certaines informations obligatoires sont manquantes et ne peuvent être vérifiées, insiste Febelfin.
À ce sujet, les ASBL sont souvent confrontées à des difficultés liées au registre UBO, dans lequel elles doivent obligatoirement renseigner leurs bénéficiaires effectifs (notamment les administrateur/trices) et qui doit être mis à jour chaque année. Les règlementations autour de ce registre, mis en place dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent, sont encore souvent méconnues des responsables d’ASBL. Jordan Corsaro n’en avait jamais entendu parler avant l’ouverture de son compte en banque.
Sans compter que la procédure pour remplir le registre UBO peut s’avérer très fastidieuse pour certaines associations. « Il m'arrive de passer deux heures sur le registre UBO d'une seule ASBL », confie Erik Todts, de Coalition Impact, qui réunit des fédérations, associations et coupoles belges, au quotidien L’Echo.
La simplification administrative
De plus, comme le souligne Coalition Impact, pour l’ouverture d’un compte « chaque banque a son propre mode de fonctionnement, l’un un peu moins souple que l’autre. Dans certains cas, la demande va assez loin : cartes d'identité, publications au Moniteur belge, comparutions personnelles à l’agence, etc. », peut-on lire dans un communiqué de presse. Des obligations parfois difficiles à satisfaire pour des ASBL gérées uniquement par des volontaires.
Ainsi, comme solution à court terme, la coalition prône « une meilleure communication et accompagnement » pour « limiter les impacts indésirables ». En revanche, à long terme, elle insiste sur la nécessité de favoriser « la simplification administrative, c'est-à-dire en utilisant le principe du "only once", afin que les ISBL - et les sociétés - n'aient pas à communiquer sans cesse les mêmes données (d'identification), alors que celles-ci peuvent souvent être reprises ailleurs ou ont déjà été communiquées à une autre administration ». Tout en rappelant qu’une loi va d’ores et déjà dans ce sens.
Concrètement, « la Banque Carrefour des Entreprises (CBE), le registre UBO et le Moniteur Belge devraient être reliés, de sorte qu'un "flux direct" soit créé, à partir du greffe, via le Moniteur et la CBE, vers le registre UBO, consultable par les banques ».
Le service bancaire de base
Et d’ici là, comment faire ? Avant de pouvoir ouvrir un compte pour son ASBL, et sur conseil d’un comptable, Jordan Corsaro en a ouvert un à titre privé uniquement dédié aux transactions de son association. « En cas de contrôle je peux montrer avec la comptabilité d’Enkivox que ce sont les mêmes entrées et sorties », explique-t-il. Sinon, la plupart des structures finissent par opter pour « une solution de bricolage et se tournent vers des banques en ligne », raconte Audrey Despontin.
Enfin, depuis fin février, les ASBL peuvent faire appel au service bancaire de base. Ce dispositif, qui existait déjà pour les particuliers, impose aux banques de fournir un service minimum aux entreprises, indépendants et associations qui ont essuyé au moins trois refus, de trois institutions financières différentes, pour l’ouverture d’un compte. Dans ce cadre-là, les banques ne peuvent pas refuser d’ouvrir un compte à une ASBL, à moins « qu’il y ait un soupçon de blanchiment », explique l’avocate.
Une solution qui devrait permettre d’apporter une réponse à beaucoup d’associations et que nous développerons dans un prochain article.
Caroline Bordecq