Après un an sans gouvernement régional, les ASBL bruxelloises nagent dans l’incertitude et l’inquiétude. Face à un ras-le-bol général, l’initiative citoyenne Respect Brussels appellent les Bruxellois et associations à participer à un « sit-in massif », lundi 9 juin, après « une année d’immobilisme politique irresponsable ».
Des budgets à court terme, une gestion impossible
Cette paralysie, ce flou institutionnel, les ASBL en paient le prix fort... Car depuis des mois, elles avancent dans le noir. D’abord, sur le plan financier. Pour assurer un fonctionnement minimal, la région a activé le mécanisme des douzièmes provisoires. A travers celui-ci, le gouvernement en affaires courantes peut engager des dépenses mensuelles équivalentes à 1/12e du budget de 2024. Il peut ainsi reconduire les subsides facultatifs de certaines ASBL, leur garantissant une forme de continuité.
En mars, l’exécutif a toutefois annoncé une réduction de 15% du budget total des subventions facultatives pour la dernière tranche. Un coup de hache dénoncé par les ASBL dans une carte blanche, le 19 mars dernier.
« Les crédits provisoires sont une mesure clairement indispensable car, sans cela, il n'y aurait rien. Néanmoins, c'est une mesure qui a plein de défauts et ce n'est pas pour rien qu’elle devrait être très rare », souligne Bruno Gérard, directeur de Bruxeo (une confédération représentative des entreprises à profit social bruxelloises).
Première faiblesse : les budgets ne sont pas votés pour une année, mais tous les trois mois. Ainsi, après une première tranche de financement approuvée en décembre, la deuxième l’a été au mois de mars et une autre devrait l’être en juin. « C'est impossible de gérer une entreprise, peu importe laquelle, avec des financements de trois mois à trois mois », insiste Bruno Gérard, qui parle de « stress budgétaire ».
Stylo à la main, Sandrine Couturier, directrice de l'ASBL Convivence, fait ses calculs. Fin mai, elle avait reçu les premières tranches de quatre subsides sur les six facultatifs qu’elle perçoit habituellement pour son association d'aide au logement (certains octroyés chaque année depuis plus de trente ans). Les autres ont bel et bien été validés pour le premier trimestre « mais une fois qu’ils le sont, on ne sait pas quand on va les recevoir », confie-t-elle. A ce jour, certaines ASBL n’ont toujours pas vu la couleur de leur subvention.
Lire aussi : Budget en douzièmes provisoires : quel impact sur le financement des ASBL ?
Des ASBL au bord de la rupture
Depuis janvier, « nous sommes dans l’incapacité de gérer car nous sommes dans le flou complet, personne n'est capable de nous donner des réponses », poursuit Sandrine Couturier, à la tête d'une équipe de dix-sept salariés.
Grâce à sa trésorerie, la directrice savait qu’elle pouvait financer les salaires jusqu’en février. Mais à partir de mars, les caisses risquaient d’être vides. Pour éviter de devoir licencier, ne voyant pas les subsides arriver, elle a décidé de contracter un prêt.
Certes, ces crédits ponts - en attendant le versement d’un subside - sont une pratique courante chez les ASBL mais, ici, les crédits provisoires n’apportant pas de garantie, « je n’étais pas certaine qu’ils allaient me prêter de l’argent. Mais comme je devais recevoir des soldes des subsides de l’an passé, et comme j’avais déjà contracté des emprunts auprès d’eux, ils ont estimé que notre situation était suffisamment viable », note-t-elle.
Comme le souligne Eléonore Martin, conseillère économique chez Bruxeo, certaines ASBL n’ont pas eu la même chance que Convivence. « C'est un exemple du stress budgétaire qui engendre soit la démission de travailleurs, soit la mise en chômage économique, soit, malheureusement, le licenciement. Et ce, pas spécialement faute de budget d’ici la fin de l’année, mais faute de concret », explique l’experte.
Lire aussi : Comment avancer un subside qui traine à arriver ?
« L’absence de gouvernement entérine des contrats de travail précaires »
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour Guilhem Lautrec, directeur de l'ASBL Alias, qui accompagne des hommes et des personnes trans* concerné·es par la prostitution/le travail du sexe à Bruxelles. Fin 2024, ne sachant pas quel sort serait réservé à ses deux subsides facultatifs, il décide de ne pas renouveler le CDD d’un de ses travailleurs sociaux et se voit contraint de proposer à la chargée de communication, en place depuis cinq ans, de réduire ses heures. Les nouvelles conditions ne lui convenant pas, elle a préféré partir. « Pour finir, j’aurais pu les garder. Ça a été davantage une question d’incertitude que d’argent », concède-t-il.
Pour Guilhem Lautrec, l’absence de gouvernement met non seulement les ASBL en danger, mais « entérine des contrats de travail précaires, des incertitudes pour les travailleurs, et c'est tout le secteur professionnel qui en pâtit », regrette-t-il. Un coup de massue pour ces métiers de la santé et du social déjà peu attractifs, peu valorisés, et en proie aux pénuries.
Quant à Sandrine Couturier, elle insiste : l’incertitude de voir son subside être renouvelé, les retards de versement, les subventions non indexées, ou encore la difficulté d’obtenir un crédit sont des réalités que les ASBL connaissent déjà. Cette situation exceptionnelle met « en exergue la précarité dans laquelle nous travaillons déjà au quotidien », souligne-t-elle, avant d’insister : « On est un secteur motivé, qui accepte ces conditions, mais si on nous demande encore des efforts, cela va mettre par terre des ASBL qui sont utiles ».
Et si l’absence de gouvernement précarise un peu plus le monde associatif déjà malmené, les besoins de la société, eux, ne ralentissent pas. Au contraire. A titre d’exemple, à Bruxelles, le nombre de sans-abris a augmenté de 25 % en seulement deux ans, selon le dernier dénombrement du centre d’étude bruxellois Bruss’Help.
« Aujourd’hui, alors qu’on aurait besoin de plus de ressources humaines on est angoissés par le maintien de l’emploi existant et par la gestion des dépenses », assène Charlotte Bonbled, chargée de projets et de communication au sein de l’ASBL Dune. Depuis peu, cette association qui propose des services d’aide et de soins aux usagers/ères de drogues en situation de précarité, à Saint-Gilles (Bruxelles), a dû fermer ses services les mercredis pour renforcer le personnel sur quatre jours plutôt que cinq.
Comme elle, d’autres ASBL ont dû réduire leurs services, avec le risque d’aggraver les besoins ailleurs. « C’est l’effet domino », commente Charlotte Bonbled.
Quand le silence politique devient dangereux
Aussi, l’absence de gouvernement signifie l’absence de toute nouvelle politique face à des besoins de la société qui évoluent, note à son tour Bruno Gérard. Qu’il s’agisse de crises spécifiques, comme la hausse de la consommation de crack à Bruxelles, ou plus généralement de l’évolution socio-démographique et environnementale de la région.
Une inquiétude que partage Guilhem Lautrec. Lors de l’épidémie de mpox (variole du singe), son ASBL a pu réagir rapidement en matière de prévention auprès des travailleurs et travailleuses du sexe, particulièrement exposés. « Si une épidémie comme celle-là refait surface dans les mois qui viennent, je ne sais pas si on pourra réagir aussi vite avec un exécutif en affaires courantes », s’interroge-t-il.
Sans gouvernement régional, impossible aussi de rebondir face aux décisions politiques prises par la majorité Arizona au fédéral, souligne encore le directeur de Bruxeo. Il donne l’exemple du tour de vis en matière de chômage et des réponses à apporter aux demandeurs d’emploi. Ou encore de ce qu'il juge comme le nouveau « hold-up » en matière d’indexation. En effet, les nouvelles règles du fédéral créent un décalage entre l’indexation des salaires et celle des subsides octroyés par les administrations bruxelloises, entrainant un coût significatif pour les ASBL. « Du fait de l’absence d’un gouvernement bruxellois, pour l'instant, personne ne réagit », déplore Bruno Gérard.
Sans compter, également, les dossiers mis à l’arrêt. C’est le cas notamment des financements d’infrastructures dans les secteurs relevant d’Iriscare. Autre exemple : Guilhem Lautrec attend toujours que son agrément en tant que service de travail de rue – déjà validé par Vivalis - soit entériné par le ministre. « Je ne suis pas inquiet sur le fait qu’on va nous le retirer du jour au lendemain, mais ce n'est pas gravé dans le marbre, ce n'est pas signé », s’impatiente le directeur.
Des pistes de survie, en attendant mieux
Face à toutes ces incertitudes, notamment financières, les ASBL cherchent des solutions à plus ou moins long terme. Du côté de Dune, « nous sommes en train de mettre en œuvre une stratégie portée sur la recherche de financements plus pérennes et plus sûrs. Mais c’est un travail au long cours », témoigne Charlotte Bonbled.
« On sait que certaines ASBL se font des prêts entre elles », relate quant à lui Bruno Gérard, qui déconseille une telle pratique. « Le risque est de voir un effet en chaine car ce n’est pas une mais deux ASBL qui seraient fragilisées », prévient-il.
De son côté, la confédération Bruxeo, avec ses fédérations membres, ont par ailleurs proposé des pistes concrètes aux autorités compétentes pour faire face aux enjeux budgétaires. A travers cette note de positionnement, les participants ont voulu montrer, insiste Bruno Gérard, qu’« une autre vision est possible ».
Caroline Bordecq
Financements en baisse : les solutions concrètes de MonASBL
Pour marquer cet anniversaire un peu particulier, on n’a pas soufflé des bougies dans le vide. On a rassemblé des idées, des pistes et des ressources pour celles et ceux qui continuent d’avancer, malgré l’incertitude. Quatre articles, pour éclairer des solutions concrètes et donner un peu d’air aux ASBL.