Notre série "Les ASBL face au Covid" :
- "S’appuyer sur les subsides et travailler autrement"
- "Contrebalancer la lourdeur et la morosité de l’épidémie"
- "On est le vilain petit canard de la culture"
- "Mettre les chiens sur pause ? Impossible"
- "Notre nom est Convivial : ce n’est pas pour rien"
- "Continuer à faire vivre le sentiment d’équipe"
- “Transmettre la dimension humaine à distance”
- "Passer son temps à faire et à défaire"
Depuis cinq ans, Tobiarts Productions produit aussi bien des spectacles vivants qu’elle conçoit des outils audiovisuels ou organise des stages artistiques. L’ASBL jongle entre comédies musicales, théâtre et cinéma, aussi bien pour les enfants, les juniors ou les adultes. Si la pandémie affecte grandement les arts de la scène, Damien Locqueneux, producteur et co-directeur de l’ASBL n’est pas de ceux qui se résignent. Préférant l’enthousiasme, l’action, et les solutions, il compte bien continuer d’innover pour proposer de la culture en toute sécurité.
Confinement : "Réaction en chaîne et dommages collatéraux"
MonASBL : Les annonces des deux confinements ont été brutales et dures à encaisser pour la culture. Comment la crise vous impacte-t-elle ces derniers mois ?
Damien Locqueneux : Pendant le premier confinement, la crise nous a impactés directement puisque tous les théâtres ont dû fermer. Ils n’avaient donc plus besoin de réaliser des captations ou des teasers. On a réussi à maintenir un ou deux lives et des petites prestations sur Internet, mais rien d’extraordinaire. 95% de nos activités étaient à l’arrêt. Avec l’annonce de ce second confinement, tous nos évènements prévus en octobre et en novembre ont été annulés. On devait par exemple organiser l’Halloween de la commune d’Etterbeek, mais il n’a pas eu lieu. On avait aussi prévu une semaine de stage pendant les vacances de novembre. On donne des cours à des enfants, des juniors mais aussi des adultes. Malheureusement, elle n’a pas pu être maintenue non plus. En tout, ça représentait quand même plus de 40 participants et une douzaine de professeurs. Même si on l’a reporté en février, l’annulation n’est pas sans conséquence : certains ont demandé à être remboursés, des professeurs n’ont pas pu être payés, des salles n’ont pas été louées... Cela a créé tout une réaction en chaîne et des dommages collatéraux. On produisait aussi un spectacle en plein air, “C-O-N-T-A-C-T”. Il a commencé le 14 octobre et a pu se maintenir jusqu’au 1er novembre. On devait le jouer jusqu’au 9 novembre voire jusqu’à la fin du mois, mais on a dû l’arrêter. Évidemment, ça signifie des artistes que l’on ne paye pas et des clients qu’il faut rembourser.
MonASBL : Ces annulations ne doivent pas être faciles à vivre...
Damien Locqueneux : Tout le monde était très compréhensif et déjà très heureux de pouvoir jouer jusqu’ici. Mais ce n’est pas simple... On doit toujours rebondir. Déjà en temps normal, on le fait dans notre métier. Mais là, avec la pandémie en plus, on doit trouver des solutions. Ça prend du temps, de l’énergie, et ce n’est pas toujours simple. Après, on sait qu’être entrepreneur dans le monde du spectacle est difficile.
Lire aussi : Covid-19 : nos conseils pour gérer et relancer l'ASBL
"Le revers de la médaille"
MonASBL : Lors du premier confinement, comment vous êtes-vous adapté ?
Damien Locqueneux : D’abord, il y a eu le coup de massue. On s’est dit “on ne peut rien faire”. Et puis ensuite, avec l’énergie d’entrepreneurs, on s’est dit “non ! On va faire des trucs. C’est parti !”. Avec Tobiarts Productions j’ai donc travaillé sur un très grand projet : le théâtre “Drive-in 360”. L’idée était de créer une sorte de Drive-in pour les arts de la scène afin d’accueillir de la danse, du cirque, ou de l’humour. Avec une scène circulaire de 16 mètres de diamètre et 30 voitures autour, le public aurait pu se connecter via une bande FM. C’était un projet très chouette : on a réalisé un budget, fait des devis, invité des fournisseurs... Mais le potentiel de billetterie restait faible. Pour qu’on s’en sorte, on devait trouver minimum 55.000€. Arrivé fin mai, je me suis donc mis à chercher des fonds. J’ai contacté toute la planète ! La Région Bruxelles-Capitale, la Fédération Wallonie-Bruxelles, Visit Brussels, la Loterie nationale... Mais rien. J’ai seulement reçu 5.000€ d’Auderghem parce que le terrain appartenait à la commune et que je connaissais le bourgmestre. Pourtant, je continue de penser qu’il était nécessaire de proposer de la culture en toute sécurité sanitaire.
MonASBL : Ça doit être très frustrant de faire face à ces refus...
Damien Locqueneux : C’est très énervant. C’est là qu’on s’en rend compte : tout n’est qu’une histoire de copinage. Je veux bien comprendre qu’ils ont reçu beaucoup de demandes et que c’est difficile de satisfaire tout le monde, mais c’est très fatigant. Ce qui est incroyable, c’est que notre projet était soi-disant trop “évènement” et pas assez “culturel”. Alors quoi ? Lorsqu’on se met dans une arène et on qu’on regarde un opéra, qu’est-ce que c’est ? Un évènement ou de la culture ? Pour monter un dossier de financement culturel, il faut bannir les mots “évènement” et “concept”. Il vaut mieux parler de “recherche artistique” et de “dramaturgie”... C’est épuisant. Étant un comédien formé au conservatoire, je suis d’abord un artiste. Je trouve ça frustrant de devoir être dans ce genre de considérations plutôt que de réellement chercher de l’argent pour un projet. En tant qu’entrepreneur, j’ai fait le choix de croire en Bruxelles et en ces habitants plutôt que d’opter pour la facilité en partant à l’étranger. Alors c’est terrible de voir qu’en choisissant d’innover, on se prend le revers de la médaille... Mais ce n’est pas grave... C’est comme ça qu’on apprend et qu’on rebondit.
C-O-N-T-A-C-T : gérer et promouvoir la nouveauté
MonASBL : En octobre, vous avez tout de même produit le spectacle C-O-N-T-A-C-T. Se déroulant en plein air, il permet aux spectateurs de respecter la distanciation. Ces derniers suivent en effet les comédiens qui jouent devant eux avec leurs propres écouteurs. Comment l’idée vous est-elle apparue ?
Damien Locqueneux : On a décidé de produire C-O-N-T-A-C-T juste après l’épisode du Drive-in. C-O-N-T-A-C-T est une expérience distanciée et immersive dans la rue. Les besoins de financement étaient moins importants, mais tout de même nécessaires. Dans le spectacle, il y a quatre acteurs et un technicien. Cependant, il n’y a que 17 spectateurs à chaque représentation. Les recettes sont donc minuscules. Il nous fallait des financements pour lancer la préproduction. On a ainsi été aidé par Visit Brussels et la Loterie nationale. Ensuite, on a pris le risque sur l’exploitation. Pour que le spectacle ne soit pas en perte, il nous fallait au moins 14 spectateurs à chaque fois.
MonASBL : Attirer du monde tout en proposant une pièce innovante ne doit pas être facile...
Damien Locqueneux : La difficulté est d’exploiter un spectacle sur une période suffisamment longue pour laisser le bouche-à-oreille se faire. Mais à part dans le théâtre subventionné (et encore), les possibilités de jouer longtemps ne sont jamais très grandes. Les dix premiers jours ont donc été assez difficiles : tout le monde avait un peu peur. C-O-N-T-A-C-T est un peu technologique, alors beaucoup se disaient : “Il faut venir avec son smartphone ? Laisse tomber !”. C’est donc un spectacle difficile à communiquer. Malgré ça, dès que les spectateurs voient le spectacle, ils sont conquis. Ils trouvent que le concept est fantastique : “On est en ville, en parfaite sécurité sanitaire et loin des autres ! En plus, on peut venir avec son propre matériel !”. Il permet aussi d’être en contact direct avec les comédiens : si on veut, on peut se mettre à trois mètres et les regarder droit dans les yeux !
MonASBL : Avez-vous beaucoup miser sur la communication ?
Damien Locqueneux : Honnêtement, on a eu une couverture médiatique de malade ! Mais malgré cela, ça n’a pas été l’émeute... ça a seulement été le cas pour les six dernières représentations : le bouche à oreille commençait à fonctionner. Forcément, avec 17 spectateurs et 37 représentations, seulement 500 spectateurs ont vu C-O-N-T-A-C-T. Ce n’est pas comme le Théâtre des Galeries qui possède 800 places : si le spectacle est bien, déjà 800 personnes peuvent en parler ! Donc malheureusement, ça a un peu avorté...
MonASBL : Pourquoi 17 spectateurs et non pas 25 par exemple ?
Damien Locqueneux : C’est la question que j’ai posé au producteur parisien. Il m’a dit “Tu vas voir. Tu peux essayer avec 25, tu n’es pas limité dans l’application. Mais tu vas te rendre compte que quelque chose ne fonctionne pas”. Et c’est vrai. D’abord, dans certains endroits, il peut être difficile de respecter la distanciation physique. On peut vite avoir l’impression d’être serré dans les petites rues et ce n’est pas agréable. Mais au-delà de ça, le sentiment de vivre une expérience inédite est moins présent. S'il y a trop de monde, on a l’impression que tout le monde vit un peu la même chose et que, de fait, ce n’est pas une expérience si unique. Ils ont essayé avec 23 personnes à Paris puis 24 à Londres, mais ça n’a pas fonctionné. Moi-même, pour les trois dernières représentations, j’ai essayé d’augmenter un peu la jauge pour limiter la catastrophe financière. On est passé à 22 aux Sablons, mais c’était trop ! J’avais l’impression qu’il y avait trop de monde, ça ne convenait pas.
MonASBL : En tant que comédien, jouer à l’extérieur dans de telles conditions doit aussi être très particulier...
Damien Locqueneux : La nouveauté est difficile à gérer. Les comédiens, les spectateurs, et les techniciens se connectent à un même flux audio. Ils le suivent en même temps, de manière totalement synchronisée. Les comédiens n’ont pas un flux différent avec des décomptes ou autre. Ils doivent donc connaître la bande son absolument par cœur ! Ils doivent aussi vivre les pensées que les spectateurs entendent. Et pour les rares moments où ils parlent, c’est de la synchronisation des lèvres. Ce dernier point était un grand challenge : tous n’étaient pas habitués au doublage. Concernant le travail du corps, il fallait trouver le juste milieu pour ne pas en faire trop ou tomber dans la Commedia Dell'arte.
MonASBL : Beaucoup de facteurs sont aussi extérieurs...
Damien Locqueneux : Effectivement, on est en plein air. Parfois, il y a des travaux ou des routes barrées et il faut changer d’itinéraire en 20 minutes. À un moment du spectacle, une des comédiennes fait aussi un malaise. Parfois, des personnes extérieures passent et veulent alors intervenir. La comédienne doit rester immobile et ne doit pas bouger de sa partition. Le technicien est là pour expliquer qu’il s’agit d’un spectacle, mais il faut apprendre à ne pas être perturbé. S’il y a un gros coup de vent ou s’il pleut, elle ne peut pas réagir en vrai car ce n’est pas dans le texte. La dernière semaine, on a aussi dû jouer avec des masques. C’était très compliqué... Mais en tant qu’artiste, c’est génial ! Les deux comédiennes ont 25 ans et les deux comédiens sont âgés de 50 ans. Ces derniers ont trente ans de carrière, mais arrivent encore à se faire surprendre, à apprendre et à vivre des nouveautés dans leur métier. Ils étaient à la fois ravis d’être challengés et complétement paniqués d’expérimenter un nouveau procédé théâtral !
MonASBL : Pensez-vous reprendre C-O-N-T-A-C-T, même hors crise sanitaire ?
Damien Locqueneux : Oui, tout à fait ! On va sûrement le reprendre de mai à septembre. Ensuite, on aimerait créer un nouveau spectacle avec le même procédé technique et à peu près le même nombre de spectateurs. Cette fois-ci, il serait plus en rapport avec Bruxelles et son histoire. On aimerait qu’il soit lié aux artistes, aux poètes, et aux peintres qui sont passés dans la ville, ou encore à Audrey Hepburn née à Ixelles. Le spectacle serait intégré à la ville pour qu’on puisse apprendre des choses en participant. On pourrait ainsi déambuler et se rendre compte que Bruxelles est très riche culturellement. À une époque, elle offrait plus de possibilités qu’en France. Une sorte de petit havre de paix révolutionnaire ! C’est peut-être ça qu’on aimerait apporter dans un nouveau spectacle. On commence à l’écrire petit à petit.
Lire aussi : Les défis des ASBL à l’ère COVID : entre adaptations et opportunités
“On se sent très chanceux d’avoir à gérer une petite structure”
MonASBL : La crise vous impacte-t-elle financièrement ?
Damien Locqueneux : On a fait une comparaison entre les trois premiers trimestres de 2019 et les trois premiers trimestres de 2020. On a constaté une diminution de 55% du chiffre d’affaires. C’est quand même très important. Tous les mois, on doit payer à peu près 650€ de charges. Tobiarts Productions a simplement un entrepôt de 50m2 et un petit bureau. On doit ensuite payer la comptabilité et les assurances, mais ce n’est pas énorme. On fait vraiment en sorte de réduire au maximum ces frais fixes. S’ils sont trop élevés, ils peuvent vraiment faire exploser l’activité d’une ASBL. On n’a pas non plus d’employé : on est freelance. On est donc prémuni en cas d’impact. Mais même si ces frais ne sont pas écrasants, quand plus rien ne rentre dans les caisses, il faut les sortir...
MonASBL : Certaines ASBL culturelles ont pu bénéficier d’aides d’urgence...
Damien Locqueneux : Moi, j’ai la chance de pouvoir beaucoup travailler. Pendant le confinement, j’ai donc injecté de l’argent, tout comme mon associé, pour payer les frais fixes. Ensuite, aux alentours de juin, Tobiarts Productions a bénéficié d’une première tranche de 2000€. Donc ça tombait bien ! Elle nous a permis de payer les frais de mars, d’avril et de mai. De ce même fonds, on va de nouveau recevoir 2000€ automatiquement. Notre ASBL est aussi éligible aux aides du SPF Finances : on va donc toucher 3000€. C’est déjà très bien. Les aides qui nous sont offertes sont suffisantes. Évidemment, c’est seulement parce que Tobiarts Productions est une petite structure. Nous, on se sent donc très chanceux.
Lire aussi : Être une ASBL à l’ère COVID : un casse-tête rythmé d’incertitudes
Rester réaliste et cohérent
MonASBL : Avec la seconde fermeture des lieux culturels, avez-vous peur pour la survie de votre ASBL ?
Damien Locqueneux : Non, je ne pense pas qu’on soit en danger. Nos activités et nos envies sont très variées. Avec du théâtre pour adultes, on propose des choses différentes et novatrices. On essaye toujours de rebondir, de voir ce qui se fait ailleurs en Belgique. On est aussi assez compétitif dans l’audiovisuel : on a notre propre matériel et beaucoup de théâtres partenaires nous font confiance. Ce milieu est animé de relations humaines qui essayent de se soutenir. Donc je ne pense pas que Tobiarts Productions risque de fermer. Je crois que ça fait partie du trajet. Malheureusement, beaucoup d’activités du même type vont mourir... C’est d’ailleurs le cas de nombreuses boîtes d’évènementiel qui doivent parfois payer 7.000€ par mois pour leur hangar. Tobiarts Productions a une santé correcte qui permet de payer les frais fixes, des techniciens ou du matériel. Elle nous permet aussi de nous engager nous-même et d’investir de temps à autre. Ce n’est pas comme le Cirque du soleil qui a d’énormes frais structurels et qui est déjà dans une situation financière difficile. Lui, forcément, il ne peut pas survivre avec une pandémie. C’est ingérable... C’est en ça que les plus petites structures comme la nôtre ont plus de chance de s’en sortir en se serrant un peu la ceinture et en trouvant des solutions.
MonASBL : Quel est votre état d’esprit pour les mois à venir ?
Damien Locqueneux : À titre personnel, je suis d’un naturel hyper enthousiaste et positif. Je rebondis sur tout. Après, on avance sur montagnes russes constantes. On ne sait pas du tout comment cette pandémie va évoluer, si ce vaccin va être efficace ou non... On est vraiment dans le flou. On essaye donc d’être le plus objectif possible : sortir une grosse production dans un théâtre de 600 places en mars n’est pas envisageable. On met notre énergie sur des choses sensiblement possibles ou facilement réalisables. Ça demande un peu une capacité à prédire l’avenir. Mais je reste confiant pour Tobiarts Productions. On avance de façon simple et cohérente dans notre activité. On est serein.