Notre série "Les ASBL face au Covid" :
- "S’appuyer sur les subsides et travailler autrement"
- "Contrebalancer la lourdeur et la morosité de l’épidémie"
- "On est le vilain petit canard de la culture"
- "Mettre les chiens sur pause ? Impossible"
- "Notre nom est Convivial : ce n’est pas pour rien"
- "Continuer à faire vivre le sentiment d’équipe"
- “Transmettre la dimension humaine à distance”
- "Passer son temps à faire et à défaire"
- "Avancer sur des montagnes russes"
- "Rester debout le plus longtemps possible"
- "C’est plus facile pour nous que pour les détenus"
Changer le regard sur le handicap par le cinéma : c’est la mission que s’est donnée l’ASBL Extra&Ordinary People !. Tous les deux ans depuis 2011, elle organise le Teff (The extraordinary Film festival). Des dessins animés aux longs métrages de fiction, tous les moyens d’expression sont bons pour sensibiliser professionnels, élèves et étudiants lors de l’évènement ou lors d’animations supplémentaires. Malgré des temps éprouvants pour la culture, Luc Boland, fondateur et directeur artistique, s’adapte et anticipe en continuant d’évoquer la différence.
Animations annulées : « Remplacer le présentiel »
MonASBL : Le coronavirus est brutal pour de nombreuses ASBL culturelles…
Luc Boland : Oui, la crise impacte énormément nos activités. Tout au long de l’année, on organise un certain nombre d’animations dans des écoles, pour des séminaires ou autre. À cause du coronavirus, elles ont toutes été annulées. Toute la partie location/exploitation des œuvres du festival est donc au point mort depuis mars. Hors festival, on organise également des best of dans différents lieux. Le 12 novembre, on devait par exemple en faire un à Uccle. Normalement, plus de 1.200 élèves participent à ses séances pédagogiques. Mais là, c’est un zéro pointé…
MonASBL : Lorsque la situation s’est améliorée en septembre, avez-vous pu reprendre vos animations ?
Luc Boland : On n’a pas eu de nouvelles demandes. Tout s’est annulé au fur et à mesure mais rien ne s’est reprogrammé. En général, on fait essentiellement des animations scolaires. Après le confinement et en septembre, les écoles avaient d’autres choses à penser que d’organiser des manifestations ou des évènements de sensibilisation. Par contre, début octobre, une de nos actions annuelles dans une haute école avait été programmée... Malheureusement, elle a aussi été annulée au dernier moment.
MonASBL : Avec la situation, trouver de nouveaux partenaires ne doit pas non plus être évident…
Luc Boland : Tous les ans, certaines écoles viennent spontanément vers nous ou reconduisent notre partenariat. Chaque année, le 3 décembre, le centre culturel d’Arlon fait des évènements autour de la journée mondiale de la personne handicapée. On ne vient jamais les chercher : ils nous demandent ce que l’on propose comme séance de cinéma autour d’une thématique, et de-là, on s’organise. Mais actuellement, ce serait un peu difficile de trouver de nouveaux partenaires. Jusqu’à mi-octobre, les écoles n’avaient pas le droit d’organiser des activités culturelles externes. On ne pouvait donc pas y déroger. Après, le reconfinement est arrivé…
MonASBL : Avez-vous songé à organiser vos animations en ligne ?
Luc Boland : On a mis en place ce format très récemment avec tout un procédé adapté. Ça commence à prendre ! On a communiqué notre démarche à toutes les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour leur dire que le confinement n’était pas un frein en soi : on propose de faire ces séances en ligne. On a déjà eu des réactions positives : deux animations ont déjà été faites, et une autre est programmée. Mais malgré tout, ça reste dérisoire… Évidemment, on va voir que ce que ça va donner en fonction de l’évolution de la situation.
MonASBL : Dans ces animations où la réflexion et l’échange sont centraux, le distanciel doit comporter un certain nombre d’inconvénients…
Luc Boland : Les deux séances se sont bien passées mais ça n’a pas la qualité des cours en présentiel. En général, surtout quand il s’agit de publics scolaires, on propose plusieurs courts-métrages. Entre chaque, on donne la parole aux jeunes : ça leur permet d’échanger leurs différents points de vue. Mais en visioconférence, ce n’est pas possible. C’est ingérable... Actuellement, les élèvent regardent donc simplement le film. Des débriefings se font peut-être dans un second temps entre des professeurs et des élèves, mais ça n’a pas la qualité d’un échange en direct. Mais en plus de la location et des animations, Extra&Ordinary People ! propose du contenu pédagogique pour les professeurs. Ils peuvent alors faire leur propre animation.
Financement : entre subsides structurels et crowdfunding
MonASBL : La crise sanitaire impacte aussi financièrement de nombreuses ASBL…
Luc Boland : Même si on organise des animations en ligne, une chose reste claire : on va passer de 80 animations par an à seulement une dizaine. C’est une part très importante du financement de l’ASBL : le festival n’engendre pas de bénéfices. Mis à part les subsides structurels que nous recevons pour faire fonctionner l’ASBL, les revenus des animations sont les seuls que nous percevons. On enregistre donc une perte sèche de 30 à 35 000€…
MonASBL : En septembre, vous avez lancé un crowdfunding. Était-il lié à la crise sanitaire et au manque de moyens ?
Luc Boland : Non, il était déjà prévu. En tout, le festival coûte près de 80.000€. C’est le seul évènement en Belgique totalement accessible aux personnes handicapées. Ces personnes représentent 5% de notre public. C’est très bien comme ça : notre objectif est de changer le regard, de s’adresser au grand public et aux professionnels du secteur. En dehors de ça, ces 5% qui viennent doivent pouvoir venir. Ça sous-entend sous-titrer le film pour les sourds et malentendants, ajouter l’audiodescription pour les aveugles, faire une traduction en langue des signes pour les invités et les intervenants sur scène, et rendre le lieu physiquement accessible. Les personnes à mobilité réduite doivent pouvoir accéder aux fauteuils, tandis que les personnes en déficience intellectuelle doivent pouvoir se retrouver dans les locaux. Il faut donc quand même le financer… Le crowdfunding est un de ces moyens.
MonASBL : C’est aussi une source de financement efficace…
Luc Boland : Oui, l’opération a très bien marché ! On a réussi sans aucune difficulté à atteindre notre objectif. On a même dépassé le montant : on a récolté 8.000€ sur 6.000€. C’est donc une bonne chose.
MonASBL : Avec la crise sanitaire, avez-vous bénéficié d’aides d’urgence ?
Luc Boland : Non, d’aucune. L’équipe est composée de trois salariés (ETP) et de deux bénévoles (ETP). Certains ont aussi des professions secondaires et pouvaient donc travailler autrement. On n’a donc pas fait appel aux pouvoirs publics dans le contexte de la crise. Maintenant, en dehors de ces financements spécifiques, je sens que cette année va être très difficile au niveau des subsides structurels…
MonASBL : D’habitude, le festival est-il subventionné ?
Luc Boland : Oui, évidemment. On a des subsides structurels sur lesquels on compte pour le budget du festival. Mais à côté de ça, on a des subsides spécifiques de villes ou de provinces. On voit bien que les pouvoirs publics ouvrent les vannes à coup de dizaines de millions ou de milliards à droite et à gauche pour des soutiens. C’est très bien ! Mais au final, qu’est-ce que ça va provoquer ? Une rétraction des aides habituelles ? C’est ça qui me rend inquiet. Par exemple, dans le cadre du festival, on fait aussi des séances délocalisées dans cinq villes en même temps. Ça permet aux personnes qui ne peuvent pas se déplacer à Namur, là où se déroule le festival, d’y goûter néanmoins. Mais beaucoup de communes sont très impactées financièrement : leurs CPAS sont plus sollicités, tandis qu’elles-mêmes ont dû engager des frais : produits désinfectants, gel hydroalcoolique, masques… Le coronavirus a coûté cher à tous les échelons. Au niveau fédéral, on peut encore se dire : « Tout l’argent investi ira dans la dette de l’Etat. Ça ne fera que retarder les échéances ». Mais les communes ne peuvent pas faire ça. Alors, vont-elles couper dans les postes culturels ou dans d’autres ? Le festival est-il indispensable ? Avec les zones de secours qui dépendent maintenant des provinces, on voit déjà que ces dernières sont en train de restreindre énormément leurs dépenses. C’est le cas de la province de Namur qui vient de couper son budget culturel de manière drastique.
MonASBL : Plusieurs ASBL ont d’ailleurs manifesté à ce sujet…
Luc Boland : Extra&Ordinary People ! n’y a pas participé. La plupart des associations ont reçu leur lettre de renonciation il y a plus d’un mois : nous, nous n’avons rien eu. Pour être sûr, j’ai envoyé un courrier au ministre-président pour lui demander si on était sur la liste, mais je n’ai eu aucune réponse. Si ça devait être le cas, ce serait une terrible catastrophe : non seulement la province de Namur nous met à disposition la maison de la culture, mais elle nous donne également un soutien financier. Si on venait à le perdre, je ne sais pas comment il serait possible de monter le festival. Je suis donc très attentiste, très prudent, et pas trop optimiste par rapport à la suite.
"Évaluer toutes les options"
MonASBL : Comme vous l’organisez tous les deux ans, le prochain festival aura lieu en novembre 2021. Avez-vous peur pour sa survie ?
Luc Boland : Je suis inquiet à deux niveaux. J’ai peur de ne pas trouver de financement mais aussi de la pandémie et de l’évolution de la situation. J’ose croire qu’avec le vaccin, le coronavirus ne sera plus qu’un mauvais souvenir dans un an. Mais un certain public est aussi très refroidi à l’idée de se rendre dans les lieux publics. Pour le moment, on est donc en train d’envisager toutes les formules. On travaille sur trois budgets différents : un traditionnel avec le festival en présentiel ; un hybride où l’évènement serait partiellement en présentiel et partiellement en ligne ; et un dernier où le festival serait complètement en ligne. On se renseigne sur les plateformes d’hébergement, et on évalue toutes les options.
MonASBL : Avec la crise sanitaire, quel est le besoin le plus urgent pour votre ASBL ?
Luc Boland : Des moyens dans la communication. Extra&Ordinary People ! reste une petite équipe : monter un festival avec trois employés et deux bénévoles est extrêmement difficile, surtout pour un festival de cette dimension… Si on fonctionne comme ça, c’est uniquement parce qu’on n’a pas les moyens d’avoir plus de salariés. Il nous faudrait donc des moyens en communication. Pour la dernière édition du festival, on a fait un énorme effort. Mais pour un tel évènement, il faudrait quelqu’un de véritablement à temps plein.
MonASBL : Trouver des volontaires en cette période est aussi très compliqué…
Luc Boland : Beaucoup d’ASBL, dont la nôtre, travaillent avec de nombreux bénévoles. Informer les 2.300 écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles de nos séances en ligne était un travail conséquent. Ces courriers représentent 2.300 feuilles à plier, 2.300 feuilles à mettre sous enveloppe, 2.300 enveloppes à timbrer, mais aussi 2.300 enveloppes auxquelles il faut mettre les cachets… Ce genre de choses fonctionnent grâce aux bénévoles qui organisent des ateliers. Ceux-ci, comme partout ailleurs, sont majoritairement composés de retraités puisqu’ils ne sont plus en activité. Or, ce sont des personnes fragiles par rapport au coronavirus. J’ai déjà vu que le secteur associatif était très impacté par la crise : les bénévoles sont confinés, beaucoup d’actions ne sont plus possibles. Même si jusqu’à présent on n'a pas eu de problèmes, j’ai très peur qu’il y ait un impact à ce niveau-là dans le futur. C’est encore un paramètre que l’on devra sûrement prendre en compte. En tout, je pense qu’on va perdre une dizaine de bénévoles qui ne voudront plus prendre le risque de sortir en public ou autre… Ça pourra jouer sur nos activités.
Gérer l’impact moral et social de la pandémie
MonASBL : Votre équipe est-elle en télétravail ?
Luc Boland : Oui, essentiellement. On peut se le permettre ! Maintenant, quand c’est absolument indispensable, ça nous arrive de faire des réunions en présentiel. On garde nos distances et le masque. Heureusement que le festival n’a pas eu lieu cette année-ci : ça aurait été la catastrophe absolue ! Travailler en télétravail aurait été totalement impossible : pendant cette période, on est sans arrêt en interaction dans nos postes, nos fonctions et nos missions. Pour demander un renseignement ou une information, il faut du présentiel. Au moment du festival, on est aussi beaucoup plus nombreux : au moins une dizaine de bénévoles entre dans le bateau, sans compter tous les prestataires extérieurs. C’est donc impossible d’éviter le présentiel dans ce cas-là.
MonASBL : Maintenir une cohésion d’équipe à distance n’est pas aisé non plus…
Luc Boland : Ce n’est pas toujours facile. Moralement, c’est parfois difficile de rester dans le rythme du travail, de rester sous pression et efficace. Un de nos membres a une petite fille et deux adolescents qui sont eux-mêmes confinés. Travailler n’est donc pas toujours facile… Sinon, on fonctionne sous forme de réunion tous les 15 jours : c’est notre « réunion bureau ». On fait le point, on prend des nouvelles et on s’assure de la santé mentale de chacun. C’est très important de prendre soin des uns et des autres.
MonASBL : Quel est votre état d’esprit vis-à-vis des prochains mois ?
Luc Boland : Je suis très attentiste. Je me demande comment la situation va évoluer sur le long terme…. Cette pandémie va forcément changer beaucoup de choses. Elle a un impact psychologique sur la population en général, mais aussi un impact social. De nombreuses associations, entreprises, petites structures ou indépendants vont se retrouver au chômage. Économiquement, ça va être très compliqué pour beaucoup de monde. Il suffit d’entendre les pouvoirs publics : la culture n’est pas une priorité. Dans l’esprit des gens, va-t-elle rester primordiale ? Même si le coronavirus est un mauvais souvenir dans un an, je ne suis pas sûre qu’on réatteindra la même jauge de public sur place. Je pense que la pandémie va laisser beaucoup de traces dans la société et que la culture en payera le prix fort.