Notre série "Les ASBL face au Covid" :
- "S’appuyer sur les subsides et travailler autrement"
- "Contrebalancer la lourdeur et la morosité de l’épidémie"
- "On est le vilain petit canard de la culture"
- "Mettre les chiens sur pause ? Impossible"
- "Notre nom est Convivial : ce n’est pas pour rien"
- "Continuer à faire vivre le sentiment d’équipe"
- “Transmettre la dimension humaine à distance”
- "Passer son temps à faire et à défaire"
- "Avancer sur des montagnes russes"
- "Rester debout le plus longtemps possible"
Que ce soit pendant leur détention ou à leur sortie, Après ASBL soutient de nombreux détenus et ex-détenus bruxellois. Avec un pôle réinsertion professionnelle, un pôle rencontres et un service d’aide aux détenus (SAD), l’association accompagne chacun de ses bénéficiaires de manière individuelle et concrète. Mais préparer l’avenir en pleine crise sanitaire dans un milieu carcéral complexe est loin d’être évident : si l’incertitude règne déjà en maître, les règles restrictives suspendent tous les projets. Intervenante psycho-sociale au sein du SAD, Lucie Coppens continue malgré tout de faire son possible pour soutenir les détenus moralement, socialement et administrativement.
Prison confinée : travailler à travers la porte
MonASBL : Vous tenez le service d’aide aux détenus (SAD) directement à la prison de Ittre. Comment la crise vous impacte-t-elle dans votre travail ?
Lucie Coppens : La crise nous impacte très fortement. Pendant le premier confinement, on avait interdiction d’entrer dans la prison. On ne pouvait plus du tout y aller. Du coup, on télétravaillait de chez nous, mais on faisait nos horaires comme si on était sur place. Après ASBL n’a donc pas vraiment été touchée financièrement : nos activités ont pu continuer au même rythme, même si on les exerçait différemment. Ce deuxième confinement est un peu différent. Actuellement, on ne nous interdit pas d’accéder à la prison, même si plusieurs sections sont en quarantaine et qu’on ne peut pas aller voir directement les détenus. Depuis quelques temps, le confinement à la prison de Ittre a aussi été levé. Les entretiens peuvent donc reprendre. C’est très bien : ça nous permet de reprendre le travail un peu plus efficacement.
MonASBL : Pendant le premier confinement, vous ne pouviez donc pas travailler en présentiel. Comment vous êtes-vous organisés ?
Lucie Coppens : En mars, on a mis en place une ligne téléphonique. Les détenus pouvaient nous appeler pour discuter et nous demander de faire certaines démarches pour eux. Ils nous expliquaient leur situation : “J’ai besoin de contacter ce CPAS pour un souci d’argent”, “J’ai besoin de contacter mon avocat pour obtenir cette information”. Certains voulaient simplement trouver de quoi s’occuper. Par exemple, ils nous demandaient des livres. On fonctionnait aussi beaucoup par courriers. En temps normal, les détenus peuvent déjà nous écrire des billets de rapport que l’on reçoit tous les jours. Ce sont des petits mots en papier où ils peuvent inscrire n’importe quelle demande. Généralement, ils nous disent “Je voudrais vous voir”. Alors, on les appelle dans notre bureau. C’est comme ça que ça fonctionne. Mais pendant le premier confinement, ils nous écrivaient exactement ce dont ils avaient besoin. De là, on pouvait faire les démarches pour eux et leur répondre par une lettre. On les déposait simplement à l’entrée, vu qu’on ne pouvait pas entrer dans la prison. De cette façon, ils pouvaient voir les avancées qu’on entreprenait pour eux. Ils voyaient qu’on était présent et qu’on faisait des choses.
MonASBL : Ce deuxième confinement doit donc être plus gérable...
Lucie Coppens : Pour moi, en tant que personne, ça reste largement plus supportable que pour les détenus. Actuellement, on peut aller à la prison un jour sur deux. On a accès à nos mails et à tous nos contacts. C’est vraiment plus facile d’être sur place : si je dois vraiment voir un détenu, je peux descendre sur section et lui parler à travers la porte. On ne peut pas m’ouvrir sa cellule, mais il y a quand même une petite trappe qui me permet de le voir et de lui transmettre les informations. Je peux lui faire passer quelques messages ou glisser un document sous la porte si j’ai besoin d’une signature par exemple. Évidemment, c’est assez précaire et assez inhumain de procéder comme ça... En plus, on est obligé de crier dans le couloir à travers la porte pour s’entendre : tout le monde peut écouter notre conversation. Ce n’est donc pas l’idéal, mais ça permet de faire avancer certains dossiers. Au-delà des démarches administratives, ça permet aussi de montrer qu’on est là. Ils peuvent voir quelqu’un, voir un visage. Autrement, ils ne sortent pas de leur cellule…
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Activités à l’arrêt : entre injustices et frustrations
MonASBL : Être confiné en prison doit déjà être très compliqué. Pour les détenus et pour les travailleurs, celui-ci est-il encore plus dur moralement ?
Lucie Coppens : C’est très compliqué. Par rapport au premier confinement, je trouve aussi que celui-ci est beaucoup plus injuste. Le premier était un peu pareil pour tout le monde : rien ne se passait, tout était à l’arrêt. Personne ne pouvait travailler en présentiel. Il n’y avait aucune possibilité d’obtenir un rendez-vous chez un psychologue ou d’avoir une séance d’information pour suivre telle ou telle formation puisque rien ne fonctionnait. Pour eux, c’était donc logique : c’était la même chose pour tout le monde. Ils ne pouvaient pas sortir, ils ne pouvaient pas avoir de visite de leurs proches, mais à l’extérieur de la prison, tout le monde était aussi confiné chez soi. Ça tenait la route ! Mais maintenant, ils ne peuvent plus sortir du tout : les congés et les permissions de sortie sont suspendues. En plus de ça, ils n’ont pas le droit de recevoir des visites de leurs proches. Ils n’ont vraiment plus rien…
MonASBL : Alors qu’à l’extérieur, beaucoup d’activités se maintiennent…
Lucie Coppens : Exactement. Certains psychologues consultent en présentiel, des communes gardent des bureaux ouverts, ou d’autres rendez-vous peuvent encore être pris. Des choses se passent ! Alors pour les détenus, c’est très difficile d’être confronté à ça : ce qui est bloqué pour eux est injustement proportionnel. C’est assez embêtant…
MonASBL : Pour vous, la situation doit également être frustrante…
Lucie Coppens : Tout à fait. Parfois, c’est un travail de plusieurs semaines ou de plusieurs mois qui peut tomber à l’eau. Pour les détenus, il y a beaucoup d’échéances dans l’année : s’ils demandent une libération sous bracelet ou sous condition, on leur donne une date pour dans six mois. Mais si la date tombe en ce moment, la libération est annulée. Parfois elle peut être maintenue, mais ils n’ont alors pas pu sortir avant pour concrétiser leurs plans… Ils n’ont pas eu de rendez-vous pour s’inscrire à une formation ou n’ont pas pu trouver un logement. Les dossiers n’ont pas avancé et il y a donc de grandes chances qu’ils n’aient rien à présenter à leur audience… Mais de fait, l’audience aura quand même lieu en janvier et la libération sera reporté de six à douze mois… Les impacts sont extrêmement lourds. Pour eux, c’est très compliqué que tout s’arrête d’un coup. Ça leur met beaucoup plus d’obstacles et de bâtons dans les roues. Il faut s’accrocher mais c’est très frustrant… Enfin, ça, c’est le coronavirus en général !
MonASBL : Des solutions alternatives n’ont-elles jamais été envisagées ?
Lucie Coppens : Pendant le premier confinement, les détenus qui étaient autorisés à sortir ont pu bénéficier de congés prolongés. Au lieu de sortir et revenir, ils restaient dehors. Certains sont donc restés chez eux de mi-mars à mi-juin. Pendant ce temps-là, les jours de peine n’étaient pas comptés : ils étaient sur pause. Ceux qui étaient à six mois de leur fond de peine (date à laquelle elle prend fin) ont aussi été libérés par anticipation. Les prisons ont donc mis en place quelques mesures pour s’adapter. Mais à Ittre, il n’y a rien eu… Pour cette période, j’espère vraiment que des mesures similaires seront envisagées. Il faut vraiment considérer leur situation.
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« Agir dès qu’on peut le faire »
MonASBL : En ce moment, vous devez donc composer avec les restrictions générales, mais aussi celles des prisons…
Lucie Coppens : Il y a des règles similaires pour tous les établissements : pas de congé, pas de sortie, pas de visites des proches. Mais chaque prison fait aussi avec ce qui se passe à l’intérieur de ses murs. Pendant longtemps, il n’y a pas eu de cas positif à Ittre. Il n’y avait pas trop de problème. Mais tout d’un coup, il y a eu plusieurs cas et ils ont donc décidé de confiner. Ils ont interdit à tous les services extérieurs de rentrer et ont gardé les détenus en cellule le temps de les tester. Ensuite, ils ont pu isolés les cas avérés lorsque c’était nécessaire. Ils ont compartimenté les sections pour éviter la contamination. Mais à la prison de Marneffe par exemple, les détenus circulent plus facilement. Dès qu’ils ont eu deux cas, ils ont décidé de tout bloquer. Sinon, la situation aurait été trop compliquée à gérer. À Forest et à Saint-Gilles, ils ont toujours fonctionné normalement malgré quelques cas de contamination. Ils ont simplement isolé des sections. De fait, on ne pouvait plus voir certains détenus. Chaque prison gère donc un peu au cas par cas.
MonASBL : Selon les établissements, la réalité est-elle vraiment très différente ?
Lucie Coppens : Oui, surtout s’agissant des visites. En juillet, quand il a été possible de reprendre les visites avec contact, certaines prisons l’ont fait, d’autres non. Certains établissements ont enlevé les plaques de plexiglas pour que les proches puissent se toucher. Les parents pouvaient à nouveau prendre les enfants dans leurs bras et embrasser leur conjointe. Mais à Ittre, ils n’ont jamais voulu… Des grèves ont éclaté. Mais très rapidement, le deuxième confinement a été prononcé. Les visites avec contact n’ont donc jamais été rétablies. Mi-juin, les détenus qui avaient un bon dossier, un bon comportement et un certain temps de peine ont pu sortir à l’extérieur. C’était seulement un ou deux jours : le temps d’un congé ou d’une permission. C’est la seule occasion que certains ont eu pour voir leurs proches et passer du temps en famille. Mais tous ceux qui n’ont pas le droit à ces sorties n’ont pas eu de visites depuis mars. Ils n’ont jamais pu voir leurs enfants, leur mère ou leur frère. C’est quand même dur au niveau social... Pour eux, ça a un grand impact, alors même que le reste de la société a pu reprendre un peu les sorties.
MonASBL : En tant qu’intervenante psychosociale, essayez-vous de plaider auprès des instances compétentes pour améliorer leur condition ?
Lucie Coppens : C’est compliqué… On essaye surtout de soutenir les détenus au maximum. J’ai un de mes suivis qui a une maman très âgée et très malade. Elle ne peut pas se déplacer, surtout que la prison n’est pas très accessible en termes de transports. J’ai donc tout fait pour qu’il puisse quand même voir sa mère en visioconférence… Le téléphone, ce n’est vraiment pas assez. J’ai réussi à le faire pour lui. Malheureusement, avec des règles comme ça et des agents qui font grève pour leur maintien, je ne peux pas faire grand-chose… Alors on compatit avec eux. Moi, je leur exprime mon opinion, je leur dis que je trouve ça injuste. À un moment, la direction a autorisé les contacts avec trois personnes rapprochées, évidemment toujours les mêmes. Mais directement, les gardiens ont fait grève. Les possibilités de blocage et les mouvements contraires sont assez fréquents. Le milieu carcéral est très complexe. Alors nous, on essaye de solliciter les avocats et de faire ce qui est en notre pouvoir. Si c’est dans nos cordes et qu’on peut agir, alors on le fait bien évidemment.
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Donner du positif : « Il y a du mouvement, il y a de la vie »
MonASBL : Malgré tout, arrivez-vous à apporter un peu de positivité aux détenus ?
Lucie Coppens : On essaye de leur faire sentir qu’on est là, qu’on fait ce qu’on peut et qu’on continue de travailler pour eux. Sur la date du déconfinement, on suit les instructions du gouvernement : on ne va pas commencer à leur dire que c’est possiblement plus long. On les informe aussi par rapport à leurs démarches : on va leur prend des rendez-vous directement après le confinement comme ça ils pourront continuer à sortir. On essaye de leur donner un maximum de perspectives à plus ou moins court-terme. De cette façon, le confinement ne paraît pas infini. Après, évidemment, je ne donne pas non plus des faux espoirs. Ils savent très bien que tout ne va pas reprendre normalement… Il faut aussi se faire à cette réalité qui existe. Mais on essaye au moins de leur montrer qu’on fait bouger les choses. Déjà dans leur vie quotidienne, le temps est à l’arrêt, presque perdu. Tout se ressemble… On essaye donc de leur faire sentir que ça avance quand même : il y a du mouvement, il y a de la vie.
MonASBL : Quel est votre état d’esprit vis-à-vis des prochains mois ?
Lucie Coppens : J’espère que leur situation va s’améliorer, qu’on va pouvoir avoir des perspectives d’ici peu. Au moins, des options qui s’ouvrent. On aimerait que les détenus puissent avoir la visite de leurs proches ou qu’ils puissent ressortir. Après tout, cette décision doit aussi être la responsabilité du détenu. On peut leur donner des consignes : « tu peux sortir, mais après tu seras mis en quarantaine deux semaines pour observation et tu seras testé ». Mais ce serait à lui de décider, ce serait son choix. C’est un droit qu’il faudrait respecter. On attend aussi de voir comment on va pouvoir travailler avec les différentes phases du déconfinement. Mais lors du premier confinement, les détenus étaient encore les derniers dont on s’est préoccupé. On ne leur a annoncé des mesures de relâchement que mi-juin. J’ai donc un peu peur pour eux... Du fait d’avoir vécu un premier confinement qui était long et lent, je n’ai pas de grands espoirs… Mais ce qui serait bien, ce serait d’avoir des petites évolutions progressives pour tenir bon.