"Quand on s’apprête à devoir courir, on ne vend pas ses baskets". C’est avec cette métaphore bien sentie qu’UNESSA, par la voix de son directeur général, introduisait son éditorial ce premier avril.
Tout sauf une boutade pour le responsable de cette fédération regroupant plus de 500 associations et institutions actives dans les secteurs de l’accueil, de l’accompagnement, de l’aide et des soins aux personnes en Fédération Wallonie-Bruxelles.
C’est que, alors que les politiques d’austérité se multiplient et les tours de vis se confirment, les secteurs que représentent UNESSA voient d’un mauvais œil certaines des mesures évoquées dans les accords de gouvernement et les déclarations de politiques régionales.
Et notamment une mesure bien spécifique : la contribution financière (durant deux mois) de l’employeur (non-PME) à partir du deuxième mois d’absence d’un travailleur malade.
Lire aussi : Absence de longue durée : les nouvelles obligations des employeurs à partir de 2026
Pour mieux comprendre les implications de cette mesure, et les conséquences néfastes qu’elle pourrait avoir sur des acteurs aux finances déjà sous pression, nous avons échangé avec Philippe Devos, directeur général d’UNESSA depuis deux ans, au parcours mêlant pratique, action sociale et syndicale et management associatif.
"Aujourd’hui, avec ces coupes budgétaires, on a à nouveau l’impression de ne plus être trop essentiels"
MonASBL.be : Vous êtes devenu directeur général d’UNESSA après la crise du COVID, comment avez-vous appréhendé cette fonction ?
Philippe Devos : Mon objectif, qui était déjà celui que j’avais précédemment en tant que président d’un des plus gros syndicats de médecins de Belgique, a toujours été l’amélioration des conditions de travail. Pas forcément d’un point de vue financier, mais bien au niveau des conditions de travail, c’est-à-dire permettre aux médecins et au secteur dans son ensemble d’arriver à leur objectif de base : améliorer la santé des populations qu’ils ont en charge. Une manière de soigner le système en amont plutôt que de soigner les gens, comme on pourrait l’entendre dans une série américaine.
Depuis 2023, j’ai pu rencontrer bon nombre des structures membres d’UNESSA, et mieux comprendre ces terrains de jeu où évoluent bon gré mal gré chaque acteur du secteur. Et ce, pour arriver à faire ce qui à mon avis est tout simplement nécessaire à une vie commune, à savoir offrir un accompagnement social et médical à l’ensemble de la population, sans laisser personne de côté.
MonASBL.be : Qu’entendez-vous par "terrain de jeu" ?
Philippe Devos : Celles et ceux qui travaillent dans ces secteurs le savent, il y a des règles à respecter pour pouvoir continuer à offrir ces services – pourtant essentiels – à la population. Et aujourd’hui, avec ces coupes budgétaires, on a à nouveau l’impression - alors que la crise COVID a mis nos services en lumière comme étant essentiels à la société - de ne plus être trop essentiels... La mémoire politique est courte, et c’est notre rôle de fédération de rappeler que pour relancer une économie, dégager des marges ou avoir le plein emploi, il faut que quelqu’un s’occupe de vos enfants pendant que vous travaillez, il faut que quelqu’un vous guérisse quand vous êtes malade, et il faut que quelqu’un vous aide à vous réinsérer dans le monde professionnel lorsque vous en avez besoin. Tout cela nécessite des moyens qu’on a tendance à oublier.
"Il faut reconnaître la spécificité économique du secteur non-marchand !"
MonASBL.be : Vous évoquez dans votre éditorial la contribution financière demandée à l’employeur, un point d’accroche important pour le secteur ?
Philippe Devos : Tout à fait, c’est une très grande préoccupation car pour un grand nombre de secteurs, les prix sont régulés et balisés, il est donc impossible de les faire évoluer pour contrebalancer une montée des coûts. De plus, nous représentons des secteurs non-marchands, il est donc hors de question d’être dans une dynamique purement commerciale. Il faut donc tâtonner, être attentif à ce que nos services soient accessibles à l’ensemble de la population, ce qui induit de facto des revenus limités, et donc des coûts qui doivent être maîtrisés.
Or, si on vient nous imposer un coût qui représente un tiers du deuxième mois à charge de l’employeur, sans possibilité de répercuter ce coût, il y a un vrai danger. Nous restons un service public, même s’il s’agit de privé associatif.
Par ailleurs, nous sommes pris dans un double piège pour certains secteurs, et je pense principalement au secteur des maisons de repos, maisons de soin ou hôpitaux, où l’on a besoin d’un personnel soignant dont l’âge moyen est élevé et à la charge de travail physiquement et émotionnellement lourde, avec un taux d’absentéisme plus élevé. En ce qui concerne les hôpitaux, ce taux atteignait 12,2 % en 2024, selon l’enquête MAHA, on est largement au-dessus de la moyenne de 8% qui est le taux actuel dans les autres secteurs. Avec ces mesures, cela veut dire que ce secteur particulier aura un handicap profond par rapport au reste de la société pour mener à bien ses missions, et c’est tout simplement injuste. Il ne faut pas confondre équité et égalité dans un monde lui-même inégal, et c’est un rappel que nous devons formuler aux autorités, un principe de base du vivre ensemble.
MonASBL.be : Vous disiez avoir déjà interpellé plusieurs ministres, avez-vous eu des retours?
Philippe Devos : Oui et non. Pour l’instant, nous avons principalement des marques de compréhension, et du soutien verbal, ainsi qu’une ouverture à la réflexion. Mais venant d’un politicien, il faut rester pragmatique. Du côté du cabinet Vandenbroucke [Affaires sociales et de la Santé publique, chargé de la Lutte contre la pauvreté, NDLR], on a reconnu que notre logique était exacte et que ce double problème était un fait. La réponse n’est par contre pas encore donnée, mais au moins il y a un consensus sur la réalité du problème.
Ailleurs, nous n’avons pas eu de réponse aussi franche, mais nous savons que les mutualités ont également soutenu la reconnaissance de nos problématiques.
Il existe, dans l’accord politique, la possibilité de mettre en place un système de compensation ou d’exemption, mais ce n’est pas une ligne politique que j’entends aujourd’hui. Reconnaître la spécificité économique du secteur non-marchand, et avoir des aménagements raisonnables pour lui permettre d’accomplir sa mission publique, c’est un premier pas pour assurer la cohésion sociale.
Lire aussi : Subsides en péril : les ASBL à la recherche d’un modèle viable
"Notre volonté ? Accompagner les politiques vers des solutions qui peuvent être innovantes pour permettre de faire mieux avec autant, ou avec moins"
MonASBL.be : Comment envisagez-vous les prochaines années, quelle est votre ambition dans ce cadre d’austérité ?
Philippe Devos : Nous ne sommes pas naïfs, on est conscient de la situation budgétaire. Mais ce n’est pas à nos collaborateurs ou à l’usager final de payer la note. Notre volonté, c’est d’accompagner les politiques vers des solutions qui peuvent être innovantes pour permettre de faire mieux avec autant, ou mieux avec moins.
Nous sommes persuadés qu’il est possible de travailler ensemble, mais il faut un cap politique à dix ans, et non des virages politiques selon les gouvernements. Une des voies de réflexion, c’est la simplification administrative. Mais s’il n’y a pas un ministre qui tape du poing sur la table, on voit bien que cela n’avance pas. C’est notre réalité depuis vingt ans, nous payons des gens pour simplifier ces procédures, mais en face d’autres sont ajoutées.
Il est temps d’avoir une vue d’ensemble, et seule une fédération patronale ou des ministres peuvent avoir celles-ci. Avec UNESSA, nous souhaitons les accompagner dans la justesse des choix qu’ils vont devoir poser. Aujourd’hui, lorsqu’on questionne cette vision à long terme, que ce soit au niveau des maisons de repos ou des crèches, qui font partie des fondements du fonctionnement de notre société, on a droit à un long silence et un regard vide. Il faut prendre le temps de définir ensemble une vision pour la société, et voir ensuite comment ensemble, on peut arriver à atteindre ces objectifs chacun avec nos spécificités propres.
Propos recueillis par Kévin Giraud