« On représente un secteur qui dans l’imaginaire collectif dépend des pouvoirs publics. C’est un peu réducteur », a commenté Stéphane Emmanuelidis, président de l’UNIPSO (confédération intersectorielle des employeurs du secteur à profit social en Wallonie et Fédération Wallonie-Bruxelles) lors de la conférence de clôture du projet européen d’« Alliance pour un investissement inclusif dans le secteur à profit social » (a4i), tenue en ligne le 3 décembre 2021.
En effet, le financement hybride - le recours à plusieurs formes de financement - est déjà une réalité dans le secteur non marchand. « C’est lié au fait que les ASBL génèrent de l’impact auprès d’une diversité d’acteurs », explique Charlotte Moreau, chercheuse au Centre d'Economie Sociale - HEC Liège et qui a participé au projet européen.
Toutefois, ces dernières années, le besoin de recourir à une diversité de sources de financement s’est renforcé. Cela s’explique notamment par l’émergence de nouvelles problématiques sociétales (les flux migratoires, la fracture numérique, l’urgence climatique, la précarisation...) ; des frontières plus floues avec des entreprises capitalistes qui génèrent aussi de l’impact ; une évolution du monde de la finance qui s’intéresse davantage aux investissements dans le social et enfin, la façon dont l’Etat s’investit dans l’action sociale en ayant davantage recours à des financements contractuels et par projet.
C’est donc dans ce contexte que l’UNIPSO, le Centre d’Economie Sociale, Crédal et la FEBEA (Fédération européenne des finances et banques éthiques et alternatives) se sont associés pour la réalisation d’un MOOC (un cours en ligne) sur le financement inclusif, dans le cadre du projet européen a4i. Le but étant de favoriser le dialogue entre les investisseurs et les entreprises à profit social afin de travailler ensemble à assurer et améliorer un financement durable et diversifié.
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« Le défi était de montrer que le monde de la finance est plus varié qu’on pense »
MonASBL.be : Pourriez-vous nous expliquer en quelques mots comment s’est déroulé ce projet autour du financement inclusif ?
Mathieu de Poorter (UNIPSO) : Le projet a démarré en 2019. Il a été co-financé par le programme Erasmus+. C’est un projet qui réunit 12 partenaires ; 3 pays-pilotes, dont la Belgique, et dans chaque pays il y a la même configuration : des fédérations d’entreprises sociales, des investisseurs privés et des universités.
La première partie a été consacrée à la réalisation d’un état des lieux au niveau européen. Puis on a travaillé sur un squelette de programme de formation qui a ensuite été adapté aux spécificités des différents pays. Début 2021, une formation pilote a été organisée en Belgique et, enfin, il y a eu la production d’un MOOC « universel » et d’un MOOC national pour les financeurs et les entreprises à profit social.
Charlotte Moreau (HEC Liège) : Le MOOC sera accessible dès janvier 2022. N’importe qui pourra y accéder gratuitement.
MonASBL.be : Quels objectifs souhaitiez-vous atteindre à travers ce projet ?
Daniel Sorrosal (FEBEA) : Le défi était de montrer que le monde de la finance est plus varié qu’on pense et qu’il y a même des acteurs de la finance spécialisés dans le secteur des ASBL. Il ne faut pas venir avec des préjugés mais il faut créer du dialogue. On veut aider les ASBL à comprendre ce qu'est un investissement et comment on fait pour le demander.
Le rapprochement est nécessaire. Les ASBL ont souvent peu de compétences financières mais il y a un intérêt de leur part, même s'il y a aussi un peu de méfiance et d’idées reçues.
Charlotte Moreau (HEC Liège) : Le MOOC a pour but d’outiller les porteurs de projets. Dans les associations, il y a des difficultés à comprendre et adopter le langage des financeurs et inversement. Les financeurs ne comprennent pas toujours les spécificités des ASBL et le fait que ce soit compliqué pour elles de rendre compte de leur impact à travers seulement deux indicateurs. Un dialogue doit s’instaurer.
Mathieu de Poorter (UNIPSO) : L’idée du projet était de faire rencontrer ces deux mondes qui ne se connaissent pas et ne se comprennent pas. Notre mission en tant qu’UNIPSO, c’est de pouvoir éveiller par rapport aux possibilités qui existent, lever des craintes et partager des bonnes pratiques pour développer de nouvelles activités.
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« L’idée n’est pas de remettre en cause les financements publics »
MonASBL.be : Lors de la conférence, une ASBL a demandé quel rôle on laissait à l’Etat et aux financements publics. N’y a-t-il pas un risque de voir l’Etat se désinvestir ?
Charlotte Moreau (HEC Liège) : L'enjeu, et surtout le risque, c'est de voir effectivement les acteurs privés prendre la place des acteurs publics, ou en tous cas que cela légitimise le désinvestissement du public dans certaines structures ou subsides. Cela s’est observé dans d’autres pays, en Belgique on n’est pas encore dans une telle situation.
Les investissements privés présentent d’autres risques liés notamment au fait que certaines thématiques sont plus faciles à financer que d’autres. En effet, l’impact social est difficile à rendre compte et donc les financeurs peuvent avoir tendance à financer ce qui est plus visible. Il y a également des sujets qui ne sont pas sexy et pourtant indispensables. C’est une question qui interpelle. On doit porter le message de la mixité des sources de financement mais pas en substitution de l’Etat. Selon moi, il doit garder un rôle-clé et notamment un rôle de soutien plutôt structurel.
Mathieu de Poorter (UNIPSO) : L’idée n’est pas de remettre en cause les financements publics. Les ASBL, les entreprises à profit social en ont besoin parce que ces subsides permettent de financer des services d’intérêt général. Toutefois, il y a davantage de pression venant des financements publics avec davantage de contrôles, le recours plus fréquent aux appels à projets, ce sont souvent des subsides annuels ou pluriannuels...
Ici, ce qu'on dit c'est de ne pas mettre tous ces œufs dans le même panier et d'aller chercher d’autres types de ressources. Certaines organisations le font déjà, ça dépend du profil des gestionnaires. Il y en a qui sont plus ou moins matures et habiles pour lever des fonds, jongler avec différentes ressources... C’est intimement lié à la professionnalisation du secteur. Il y a aussi une part de démystification à faire de la part des financeurs.
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Nécessité de professionnaliser le secteur : business plan, réorientation de l'activité...
MonASBL.be : Quelles sont les autres craintes et idées reçues du secteur non marchand à l’égard des financeurs privés ?
Mathieu de Poorter (UNIPSO) : Ce qu’on a pu observer pendant la formation pilote, c’est que certaines organisations restent très craintives, conservatrices et ne voient pas l’intérêt. Elles ont une gestion plus prudentielle. Sans porter aucun jugement. Clairement, il y a une méconnaissance des deux côtés. Les financeurs doivent davantage communiquer auprès des entreprises à profit social pour montrer que des partenariats sont possibles.
Daniel Sorrosal (FEBEA) : Il y a une tendance à voir les contraintes mais pas les avantages de ce type de financement. Pourtant, il y en a ! Par exemple, un financeur privé ne va pas mettre des bâtons dans les roues au niveau administratif. Une fois qu’on a décidé de faire confiance, chacun est libre tant qu’il est capable de rembourser le crédit. Il y a donc plus de liberté de gestion. Il faut voir les financeurs comme un partenaire.
MonASBL.be : Lors de la conférence, une ASBL s'est demandé comment on peut changer un business model d’une structure qui a plus de 20 ans...
Mathieu de Poorter (UNIPSO) : Je pense que c’est clairement lié à la nécessité de professionnaliser le secteur. Cela passe par des formations et du soutien pour refaire son business plan, réorienter son activité...
Dans le cadre de la formation pilote et du MOOC, on a montré qu’il existe des outils adaptés aux entreprises à profit sociale et ASBL, comme le Social Business Model*. Il faut continuer à alimenter le secteur dans ce processus de professionnalisation.
* Un module du MOOC est consacré au Social Business Model. L’outil a été développé au Centre d’Economie sociale. « On est partis du BMC classique et on l’a retravaillé pour qu’ils rendent compte des spécificités des entreprises sociales (la priorité à la finalité sociale, les sources de financement mixtes...) », explique Charlotte Moreau. Cet outil est utile dans le cadre du projet i4a car la plupart des financeurs demandent de présenter un business plan qui intègre un Business Model. « Au-delà de ça, le Social Business Model peut avoir aussi plein d’autres utilisations : il est utile pour valider la mission sociale, les valeurs, identifier les partenaires privilégiés, la gouvernance... », conclut la chercheuse.
Propos recueillis par Caroline Bordecq